«Voici votre plat, monsieur Guy» chantonne mademoiselle Solange, avec un petit rien d’amusement dans la voix. C’est mon premier crocodile.
C’est mon troisième séjour au Congo depuis 5 mois. Près de deux mois à l’hôtel Vénus conçu sur mesure pour les Occidentaux de passage : chambres climatisées, piscine, boutique souvenirs, salle d’exercice, salon de coiffure, deux guichets automatiques et même une pharmacie. Il est possible d’y séjourner sans avoir à quitter l’enceinte protectrice de ses hauts murs, sauf sous escorte, recommandation expresse de mon client montréalais (je l’écoute de moins en moins). L’hôtel  sert du bœuf, du porc, de la volaille et des pâtes à l’occidentale. Enfin, presque. Si le spaghetti bolognaise et la brochette de poulet sont plutôt fidèles à la version originale,  l’entrecôte de bœuf et la côte de porc se présentent sous la forme de pièces difficilement reconnaissables. Et oubliez le «medium-saignant».  Ici, on mange bien cuit.
Il faut cibler la carte des poissons pour goûter le terroir.  Là , le cuisinier congolais nage dans des eaux plus familières. Les produits de la pêche sont servis la plupart du temps entiers, rôtis à feu vif et accompagnés d’une sauce au beurre persillé tout-à -fait de circonstance. La sole, blanche et insipide chez nous, se présente ici sous la forme d’un épais filet à la chair savoureuse et truffée d’arêtes.  Tous les poissons sont servis nature, sans avoir été filetés et désossés.   Les plus grosses arêtes sont faciles à repérer, les plus fines nous échappent souvent et se retrouvent en bouche pour être finalement déposées en retrait dans un coin de l’assiette. Ces petits désagréments ne nous font jamais perdre de vue l’essentiel: ces poissons sont délicieux, j’en redemande à tous les jours.
Au menu congolais
Après avoir exploré tous les poissons du menu, au cours de toutes ces semaines, il me restait à aborder la page des spécialités congolaises, me sentant un peu lâche de ne jamais faire honneur à la gastronomie locale. Je suis pourtant déjà bien intégré depuis que j’ai entonné un résonnant «M’bote nabino!» (Bonjour à vous tous!) en revenant du Bas-Congo : tout le monde me connaît maintenant. Il y a monsieur Socrate et monsieur Léonard à l’entrée, les trois demoiselles de la réception, mademoiselle Solange-de-la-cafeteria et mademoiselle Solange-des-étages qui fait chaque jour le ménage de ma chambre. Le cuisinier sort même de sa cuisine pour me souhaiter le bonjour. Monsieur Guy du 205, il fait presque partie de la famille maintenant.
Comme mon vocabulaire fort limité en Lingala s’use rapidement, il me faut passer à une autre étape. Le menu congolais semble tout indiqué. Le poisson salé est probablement… trop salé. Le poisson du fleuve ne me changerait pas vraiment. Je demande conseil à mademoiselle Solange. Et le crocodile? «Cela goûte comme le poisson ». Servi avec une sauce à l’arachide, qui évoque  l’image rassurante de mes plats chinois favoris.
Mademoiselle Solange dépose devant moi une assiette avec du riz et un gros bol blanc rempli d’un ragoût d’un brun rougeâtre qui ne fait pas du tout mets chinois. Je suis perplexe. Je ne savais pas à quoi m’attendre, alors pourquoi suis-je surpris? J’imaginais je ne sais quoi, une tranche, comme une darne ou un steak, ou un morceau, comme du thon. Mais pas un ragoût composé de morceaux de viande que l’on utiliserait chez nous au mieux pour en tirer un bouillon.
À l’attaque!
Je chipote d’une fourchette hésitante ce qui me semble un petit tas solide d’os, de ligaments et de tendons enrobés de peau. Où est la viande? Je peine à reconnaître dans mon assiette le saurien mythique, survivant de l’ère des dinosaures, la terreur des fleuves et rivières. Était-il jeune ou vieux? Mâle ou femelle? Quelle partie m’a-t-on servi? Des morceaux de cuisse, de queue? À en juger par la quantité de petits os, ce serait davantage un pied, voire la gueule elle-même. C’est à mon tour de disséquer le rapace.  Revanche de l’homo sapiens pour tant et tant de ses semblables bouffés au fil des millénaires.  Je m’y attaque résolument, à la recherche du comestible. J’extrais petit à petit de minuscules fragments de viande à partir de morceaux compacts et informes. Il faut se battre pour la moindre pitance, la bête ne se rend pas facilement. Se pose rapidement la difficulté de reconnaître la viande, si intimement liée aux ligaments et aux tendons. La consistance est fibreuse, comme celle du bœuf bouilli; la couleur, incertaine, parfois blanchâtre et parfois rougeâtre; de toute évidence l’animal est coriace. Je me constitue ainsi une petite réserve, la viande à gauche, les résidus à droite. Le tas de résidus devient rapidement trois et quatre fois plus gros que la réserve de viande.
Bon, venons-en à l’essentiel. Le but de ces préliminaires est de manger ce crocodile.
Comme dans un rêve, je vois ma main piquer un bout de viande gros comme un dix cents et guère plus épais et le porter, mine de rien, à ma bouche. Depuis le début, je n’ai pas levé les yeux de mon assiette, entièrement dédié à agrandir mes horizons culinaires. Je sais toutefois que mademoiselle Solange et les deux autres employées du restaurant m’épient, c’est certain. Elles chercheront à décoder ma réaction. Je dois demeurer stoïque, ne rien laisser paraître, ne pas avoir l’air d’un vulgaire touriste dépaysé quand on lui sert autre chose que son steak-frites. Ah, ce que je ne donnerais pas pour un steak frites, maintenant, tout de suite. Trop tard, le saurien est servi, il faut le bouffer.
C’est d’abord salé, très, très salé. C’est ensuite caoutchouteux, très. Peut-être est-ce ainsi que le crocodile lui-même a développé ses puissantes mâchoires, en chiquant l’équivalent organique d’un pneu de voiture.
Mission accomplie
Le goût du sel finit par se diluer mais il n’est remplacé par rien, sinon par le goût de la sauce riche où flottent des morceaux d’oignons et de poivrons. Il y a aussi des piments pili-pili entiers, que j’ai eu la bonne fortune de repérer tôt et de mettre à l’écart. Je m’enhardis à piquer de ma fourchette un morceau de la taille d’un 25 cents. J’espace les bouchées de viande avec beaucoup de riz.  Le goût n’est pas mauvais mais il n’a pas de quoi chasser de mon esprit l’image de la bête. Je constate que la sauce est très bonne sur le riz. Cela me sauvera, du moins pour ce qui est des quantités. Car au total, tout mon bol de croco n’aura guère livré au pinailleur que je suis plus de deux ou trois onces de viande. Je finis toute la sauce avec le riz mais quand mademoiselle Solange vient reprendre l’assiette, le tas de résidus qui l’encombre témoigne de ma difficulté.
Je me présente à la caisse où m’attend mademoiselle Solange, avec un petit rire amusé. «Vous avez aimé?» Je choisis de dire la vérité : «Vous savez, le crocodile chez nous,  il n’y en a pas beaucoup. Il faut d’abord que ma tête s’y habitue avant de pouvoir y goûter vraiment». Enhardi de cette première aventure, je m’empresse d’enchaîner : «Demain, j’essaierai l’antilope».
SEP
2011
À propos de l'auteur:
Guy Versailles compte plus de 30 ans d’expérience en communications et relations publiques dans les secteurs public et privé, avec majeure en planification stratégique, relations de presse et gestion de crise. Spécialiste des mandats difficiles